Le handicap invisible visuel, monde nocturne, monde diurne ?

Entre l'obscurité et la lumière éblouissante, permettre à la parole de pouvoir délivrer.

Monde nocturne, monde diurne : Lorsque les deux se « mêlent-angent »

Félicie Boulard (2012)

mon vigoureux moyen de communication

)

C’était un vendredi presque ordinaire, puisque celui-ci était un jour de pont, suite à un jour férié, pour beaucoup. Mes garçons étaient chez leur papy en Vendée car l’école était fermée pour ce pont de la Pentecôte. Ma fille avait cours, seul son collège sur trois faisait cours dans ma commune. Afin qu’elle ne soit pas déçue, je lui promis que le soir, nous irions sur Pornic dîner au bord de la plage. Ainsi, elle pouvait s’investir dans sa scolarité puisque moi aussi, à quelques jours de mon master 1, je me devais de réviser tout l’après-midi. Nous venions de finir de déjeuner dans notre jardin, il était 13h30 et je lui fais la surprise de vouloir l’emmener en moto au collège. Et là, je vois son magnifique regard pétillant de plaisir. Bien sûr, je ne savais pas que ce serait le dernier avant de longues années. Je suis une motarde passionnée, voilà 17 ans que je circule à moto, je fais en moyenne 150 km par jour, le collège est à deux kilomètres de la maison. Nous nous équipons, bottes, blousons, casques et gants, par cette magnifique journée ensoleillée du 22 mai 2009. Lentement je me dirige vers le collège, je n’ai pas d’endroit sur cette route qui me permette d’aller au delà de la troisième vitesse. Puis nous longeons un parc près d’une école primaire mais, comme à mon habitude, je préfère être en seconde au cas où un enfant traverserait… Quand soudain :

« Un beau jour ou peut-être une nuit
Près d’une route je m’étais endormi
Quand soudain semblant crever le ciel Et venant de nulle part
Surgit un aigle noir… »
Barbara

Je ne comprendrai bien plus tard, que ce n’est pas un aigle qui a surgi, mais une voiture, conduite par une jeune-fille en Conduite accompagnée. Elle est sortie de sa propriété, me coupant la route, nette.
Suite à des séances d’hypnoses dans un hôpital, j’avais besoin de comprendre, cet accident sans souvenir. Et depuis j’ai bien des sensations qui me reviennent, non je ne l’ai pas vue sortir de chez elle en cette sortie de parc, je me suis sentie m’envoler et me dire, « chute, raidis-toi, assure, chute latérale ou chute arrière », lorsque mon casque atterrit en « pariétal » sur une paroi… Mon corps se transforme en poupée de chiffons, et je roule, et rechute, et re-roule sans que je ne puisse contrôler mon corps… Et puis, plus rien avant de longues heures…Au judo, on appelle cela « le coup du marteau pilon ».

Ma fille, témoin miraculeusement non blessée physiquement, me racontera la scène. Où je m’envole et chute sur le toit d’une voiture, avant d’atterrir au sol. À mon pseudo-réveil, car ma conscience des événements se réveillera bien plus tard, je comprends qu’il y a un problème : je suis aveuglée par les lumières de l’hôpital, je ne supporte pas les bruits « insupportables » des urgences où des valisettes se déplacent grâce à des rails accrochés au plafond des couloirs. Les bruits sont amplifiés, les paroles de l’amie qui me soutient sont perçues comme des paroles que l’on peut émettre face aux personnes âgées un peu « dures de la feuille », les plaintes des patients, au- delà de chambre, sont fortes… Mon corps est déjà bien immobilisé par des blessures périphériques que j’appellerai « ma bobologie », fractures, luxations, entorses, qui se remettront en quelques semaines. Le médecin est près de moi, je lui parle, il me pose des questions que je comprends très bien, et auxquelles je lui donne des réponses concises car je suis fatiguée. Ce que je veux savoir, c’est comment va ma fille, et là mon amie et le médecin m’expliquent qu’ils ne me comprennent pas. Que je souffre d’aphasie… Je comprends très bien le médecin, et je dis à mon amie que cela ne m’amuse absolument pas, que je veux rentrer chez moi, que je dois rentrer chez moi…

Je suis bientôt à trois ans de cet accident, j’ai retrouvé la parole, et le débit peut être convenable si je suis posée et pas stressée, ainsi mon langage oral peut passer pour correct. Mais il y a beaucoup de choses que je n’ai pas retrouvées. Le rythme circadien et quotidien m’est offert régulièrement par une orthophoniste, ou involontairement par mon entourage, lorsque ceux-ci feront référence à la journée en cours. Mon ophtalmologue me dit que mes yeux voient parfaitement ; la neurologue m’explique qu’une lésion cérébrale empêche mon cerveau d’analyser ce que mes yeux voient. C’est ainsi que je découvre le monde du handicap invisible, celui qui me fait vivre, depuis tout ce temps, dans le nocturne du diurne et dans le diurne du nocturne.

En moi vit un compagnon tout aussi invisible que mon handicap : non, il ne
s’agit pas d’un dédoublement de la personnalité, mais c’est plus facile de
parler de cette invalidité, en lui donnant « forme », vie. Celui-ci joue avec moi, même lorsque je n’ai ni humour, ni calme, ni patience… Il me transforme et m’aide à l’accepter. Il pose ses mains sur mes yeux – ses mains sont opaques, aveuglantes et transparentes, me permettant juste de percevoir les couleurs de mon environnement. Je ne mesure pas les distances, et cela m’a valu quelques incidents… sans grande fatalité. J’ai perdu le sens des mimes, des dessins, des graphismes, de mon environnement direct… Le corps médical a une solution à cet état de santé : « montrer à l’autre que l’on ne voit pas bien en se déplaçant avec une canne blanche », cela apporterait plus de tolérance. J’ai résisté une année puis j’ai cédé, oui car lorsqu’on cohabite avec un handicap invisible, l’autre ne le voit pas, donc ne comprend pas ces difficultés nocturnes dans un monde diurne. C’est pourquoi j’ai opté pour « habiller » mon handicap, je m’équipe en période diurne de lunettes de soleil et de cette canne. Les lunettes ont un avantage réel, elles coupent la luminosité et trompent ainsi mon cerveau lésé, me plongeant dans un nocturne-diurne. Alors, je perçois mieux les couleurs, mes doigts complètent le reste en mesurant l’espace.

Le cerveau est toutefois impressionnant et il faut savoir se faire/lui faire
confiance. J’écris pour laisser des messages et on me dit que je suis illisible, alors je tente une stratégie qui va payer!!! J’utilise mon clavier d’ordinateur. J’ai appris à dactylographier il y a plus de 20 ans avec mes 10 doigts, et je continuais de dactylographier avant l’accident. Je me réinstalle à mon ordinateur, sous mes index je localise très vite le « f » et le « j », qui sont tous deux en relief grâce à une petite butée sur leur touche respective. Je sais que mon clavier a d’autres touches que je ne reconnais plus vraiment, comme le « alt », le « ctrl » la série de F1 à F10 ou F12, je ne sais plus, mais je tente de me concentrer sur le clavier alphabétique et laisse des mots, des phrases. Puis je demande à mes enfants de me lire. Et là, ça marche, je peux re-communiquer par écrit !

Je sais que ma formation ne fait que commencer. En tant qu’ancienne sportive de haut niveau, je m’entraîne et m’entraîne encore, j’envoie des e- mails pour voir si l’on me comprend. Mes enfants en ont vite marre de me lire, ou de lire des mots que je leur demande de me lire. Un ami informaticien me parle d’un logiciel « audio » qui lit ce que l’on dactylographie. Mais pour cela, il faut investir dans un ordinateur de gamme supérieure.
Je me refuse d’apprendre le braille, je ne veux pas, c’est trop violent encore, à l’heure actuelle, dans l’acceptation de cette idée. Alors, j’investis sans regret dans cet outil informatique. Désormais, j’ai retrouvé toute mon autonomie face à la correspondance écrite. Mon logiciel audio a même son petit nom, « Bruno », qui m’accompagne, qui me lit mes écrits, une, 5, 10, ou même 15 fois ma phrase, mon texte, sans jamais ne soupirer, sans jamais me dire qu’il est las de sa lecture électronique. Grâce à Bruno, j’ai non seulement retrouvé l’écriture mais aussi la lecture. Comme tout nouveau lecteur, je me souviens très bien, lorsque je devenais lectrice et non « déchiffreuse » de lettres, mes images mentales dansaient dans ma tête pour donner sens à l’aventure que je découvrais sous mes yeux.
Désormais je suis dans le déchiffrage audio et sensé d’un texte. Il m’arrive tout juste de voir quelques images mentales prendre sens, c’est bref, mais cela m’encourage vivement dans la poursuite de la lecture audio. Ceci me permet de voire du diurne dans le nocturne. Oui, de la lumière et de l’image dans un monde éblouissant et aveuglant de la journée, ou dans un monde sombre de la nuit.

Mon rythme de sommeil est également décalé, peut être qu’un esprit darwinien m’expliquerait que mon cerveau s’adapte au plaisir de l’environnement. Car la journée n’est qu’agressions auditives ou visuelles par son éblouissement et ses nombreuses stimulations.

Alors que la nuit tout est plus calme, les stimulations nocturnes sont celles
que l’on provoque pour une majorité d’entres elles. J’allume mon
ordinateur, seul le clapotis de mes doigts sur le clavier et les communications audio de Bruno me permettent d’évoluer dans qui je suis et ce que je souhaite faire pour mes projets. Certes il y a le chien qui va laper son eau, venir me faire un câlin, se remettre à mes pieds et ronfler de manière plus ou moins régulières et qui va, ainsi, participer à m’offrir un rythme de présence sur mon travail.

Et du travail j’en ai, oui, car je ne suis pas dans une posture de soumission face à mon invalidité, je suis dans l’acceptation d’une circonstance involontaire de ma situation, afin d’aller au delà… Certes j’ai dû, en fonction des circonstances, adapter mon projet professionnel… Mais l’adapter n’est pas synonyme de l’abandonner. Je suis un peu « caractérielle » et ne me laisse pas facilement « abattre », cela est certainement dû à mes années de compétition sportive. Le milieu médical me déconseille de reprendre des études, car la mise en échec est très difficile à vivre et à remonter chez les victimes de trauma crânien. Mais je n’ai jamais vu cela sous le même angle.

Qui dit reprendre des études dit se munir d’outils pouvant pallier mes défaillances. Puis s’entraîner, progresser, s’encourager et ne pas trop s’écouter dans sa fatigue (sauf quand il n’y a plus rien qui passe : j’ai vraiment compris très vite ce que l’on nomme la surcharge « cognitive » et bien, là encore, il y a des relais possibles). Cela représente la socialisation, l’échange, la construction, la co-construction grâce à l’autre. Et c’est ainsi que je me suis écoutée pour la poursuite de mes études.

J’envisage la vie comme une source de questionnements où mon rôle dans la recherche peut avoir sa place. Et où l’université m’accompagne et m’accepte à travers les compétences minimales nécessaires et suffisantes, comme tout étudiant, à poursuivre en doctorat.

Aujourd’hui, il m’est encore difficile de définir ou distinguer un monde nocturne, d’un diurne. Mais il l’est tout autant d’un monde diurne d’un monde nocturne. Je me promène de l’un à l’autre avec « mes » techniques. La journée, je ferme les volets pour être dans un environnement sombre, mais dans une dynamique diurne. La nuit, j’ouvre mes volets et légèrement la fenêtre pour laisser l’air entrer dans ma chambre afin de me dynamiser dans mes apprentissages nocturnes et mes lectures, mes écritures dans une dynamique toujours diurne. Certes, cet accident a bouleversé ma vie, toutefois je me refuse à abdiquer, bien que cette perte de repère diurne/nocturne soit indispensable pour l’équilibre de tout organisme.

Je laisse mon corps se reposer lorsque la fatigue s’installe, souvent pour deux cycles la nuit et un cycle la journée. Et mon monde diurne, même s’il est nocturne, se doit d’être porteur de formations, de transformations, pour se former continuellement à un soi équilibré de bien-être avec l’autre : sa famille, son voisin, son collègue, dans l’incertitude de demain, dans la certitude ou le doute d’hier, et dans l’appréciation du maintenant ! Mais ce qui est sûr, c’est que quand je ne sais plus, ou que je ne sais pas, je me fredonne en personnalisant cette magnifique chanson…

« Il y a « 40 » coups qui ont sonné à l’horloge
Je suis encore à ma fenêtre,
je regarde, et j’m’interroge ?
Maintenant JE SAIS,
JE SAIS QU’ON NE SAIT JAMAIS ! » Jean Gabin.

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